La nuance et les médias sociaux
Il y a un certain temps déjà, en scrollant mon feed Facebook, je suis tombée sur une vidéo du philosophe Étienne Klein qui faisait l’éloge de la nuance. C’est venu de chercher : ses idées sont dans mon backlog un certain temps. Et elles me sont réapparu en tête cette semaine.
C’est quoi l’essentiel de son message? Nous avons collectivement perdu la nuance dans nos discours, en particulier sur les médias sociaux (no shit Sherlock). Son angle était construit autour de la responsabilité individuelle de chacun dans ce changement. C’est bien. C’est nécessaire. Et c’est pertinent.
Sauf que de tenir cette posture, c’est de ne pas tenir compte de toute la complexité de l’écosystème médias sociaux. Je suis de celles qui croit que les évolutions (ou les changements et les innovations) ne sont jamais QUE sociaux ou QUE technologiques. Je crois que les technologies influencent nos comportements sociaux, et que les comportements et les attentes sociales influencent le développement des technologie. C’est relié. Et c’est pour ça que l’on parle d’évoution sociotechnique.
Alors j’ai le goût de partir de ses questions et de ses affirmations pour mettre mon grain de sel (avec toute la nuance dont je suis capable 😅).
Les réactions, c’est payant.
«On le voit bien dans certains médias. Quelqu’un qui vient de dire une énorme bêtise à la télévision ou à la radio, va engendrer toute une série de réactions beaucoup plus nombreuses que quelqu’un qui dit quelque chose de prudent (disant ce qu’on sait, ce qu’on ne sait pas, en expliquant la différence entre les deux).»
C’est la même chose avec les algorithmes médias sociaux. Les multiples rondes de modifications aux algorithmes des différentes plateformes tendent toutes à favoriser un type d’indicateur dans la définition de leurs scores de pertinence : l’engagement. Un contenu qui fait réagir (avec des Likes, des commentaires et des partages) a plus de chances d’être visible dans les fil d’actualités des usagers. Et ça, n’importe quel spécialiste en médias sociaux vous le dira.
J’ai l’impression qu’une partie de notre problème, c’est que nous avons collectivement et progressivement adapté nos messages et nos contenus pour avoir plus de chances d’être visible. Notre «instinct de survie» a formatté et normalisé les propos polarisants.
Faire ça court, c’est mieux?
«Ce problème de la disparition de la nuance (en apparence en tout cas) dans nos sociétés manifeste à mon avis une crise du langage. C’est-à-dire qu’on parle beaucoup avec des slogans. Or clamer un slogan et réfléchir sont deux choses complètement différentes.»
Je ne suis pas contre le fait de trouver des phrases choc et des slogans bien ficelés. Ça serait un peu [pas mal] hypocrite de ma part étant donné que c’est une partie de ce que je fais dans la vie. Sauf que pour moi, elles servent surtout à attirer l’attention pour la rediriger ensuite vers des contenus qui font réfléchir. Je ne pense pas qu’il faille opposer le slogan et l’argumentaire. Ils ont des fonctions complémentaires et devraient cohabiter ensemble.
«Je pense que nous abîmons le langage par le fait que les phrases sont courtes, que l’argumentation disparaît, qu’on provoque des clashs plutôt qu’on ne laisse place à de la nuance [justement] et que la vérité sans doute n’est pas simple à dire. Je ne crois pas qu’il n’y ait de vérité simple et donc, la vérité suppose pour être dite de façon juste que les propos qui prétendent la nommer soient nuancés. Même s’il y a des vérités radicales. Même une vérité radicale doit être dite de façon nuancée.»
Au Québec, moins d’une personne sur deux (46,8 %) est susceptible de démontrer la maîtrise de compétences en littératie la rendant capable de lire en vue d’apprendre, de comprendre, d’agir ou d’intervenir en toute autonomie (Source).
Dans ma pratique, j’observe fréquemment que plus un propos est complexe et nuancé, moins il a de chance d’être compris. Comme on travaille principalement pour des organismes ayant un impact social ou une utilité publique, ce qu’on «vend» chez Vio, ce sont surtout des idées abstraites comme l’élimination de la pauvreté, l’accès à une éducation de qualité, l’égalité entre les sexes, la consommation responsable, la lutre contre les changements climatiques ou la justice et la paix sociale… Ce sont des concepts complexes. Et ce n’est pas vrai que tout le monde a le même bagage (ni les mêmes capacités) pour saisir en saisir les nuances.
Alors on fait quoi? On nivelle par le bas et on communique de la façon la plus simple et vulgarisée possible?
Une question de confiance
«Les gens qui parlent sans nuance donnent l’impression d’avoir raison. Quelqu’un qui doute (parce que la nuance, ça a avoir avec le doute aussi. avec l’incertitude, avec la prudence), on dit: « Ce type-là sait pas ce qu’il pense». Et donc, un propos nuancé donne l’impression de se fragiliser par la forme qu’il prend. Et c’est ça qui me semble être une menace. Parce qu’on sait très bien que c’est pas dans les positions les plus extrêmes qu’on trouve la vérité, mais dans des imbrications, dans des superposition, dans la nuance, précisément, qu’elle se situe.»
J’abonde dans le même sens. Il faut faire attention aux personnalités que l’on hisse sur un piedestal grâce à leurs propos acerbes et tranchants. On l’a vu dans les dernières années, ce que ça peut avoir comme conséquences, donner un micro (ou un clavier) aux partisans du noir et blanc : les débats se polarisent.
Et j’ai tendance à penser que nous sommes en quelque sorte artisans de notre propre malheur : on EXIGE de nos politiciens, de nos personnaités publiques qu’elles aient des positions fermes sur plusieurs enjeux. On n’accepte pas un «je ne sais pas» de la part d’une personne en figure d’autorité. On se rappelle le pauvre Arruda qui se faisait critiquer parce que «son message allait dans tous les sens». On lui reprochait d’en dire trop, d’être flou, de se contredire, alors qu’au fond, sa principale «erreur» était de réagir en scientifique et d’être le plus nuancé possible. Ça n’a pas passé.
C’est plate, être nuancé. Je sais. Mais tout ne devrait pas être un spectacle.
Alors, on fait quoi?
«Le salut, ça consisterait à faire en sorte que les gens modérés s’engagent dans les débats sans modération. Sans modération. Il faut que la modération s’exprime de façon immodérée. Parce que sinon, c’est ceux qui ont des discours polarisants, tranchés, qui vont s’imposer et ça empêchera le débat. Un débat, c’est tout le contraire de guerre de tranchées.»