Naviguer entre la fin du monde et la fin du mois
La plus récente synthèse des rapports du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) sur les impacts, l’adaptation et la vulnérabilité des sociétés humaines et des écosystèmes face aux changements climatiques est sans équivoque sur l’urgence d’agir. À cette crise environnementale sans précédent s’ajoutent de multiples crises complexes et interreliées (inflation, montée des inégalités socio-économiques, perte de confiance envers les institutions, émergence des populismes autoritaires, circulation accélérée de la désinformation). En réponse à ces multiples crises, une des approches d’action qui gagne en popularité est celle de la transition socio-écologique (TSÉ). De façon générale, il s’agit du « passage de l’état actuel du système à un état socialement plus juste, inclusif et écologiquement viable, rendu possible grâce à une transformation de nos pratiques démocratiques, de nos modes de productions, de consommations, de vivre ensemble et de nos représentations (récits), et s’appuyant sur l’établissement de rapports sociaux porteurs de justice sociale et d’inclusion. ». Les acteurs de la transition socioécologique sont principalement des entreprises d’économie sociale (EÉS), des initiatives citoyennes ou des partenariat d’acteurs publics et de la société civile. De nombreuses études ont documenté des rapprochements idéologiques entre les EÉS et la TSÉ. Une EÉS est à la fois une association de personnes et une entreprise marchande qui organise des activités devant être rentables (Bouchard, 2002). Cette caractéristique lui confère des spécificités entre autres au niveau de ses modes de prise de décision, de ses finalités et de ses modes d’affectation des bénéfices qui les distingues des autres formes organisationnelles (Mertens, 2010). Dans ce contexte, je me demande quels sont les effets généralement produits par les EÉS leurs permettant de contribuer aux transformations structurelles aspirées par les acteurs de la TSÉ ?
Cet article de blogue reproduit un travail universitaire que j’avais à produire cet automne dans le cadre d’un de mes cours à la maitrise en gestion de l’innovation sociale à HEC Montréal. C’est ce qui explique le ton plus académique qu’à l’habitude. J’y explore quelques pistes de réflexion critique sur le rapport à la démocratie, à la satisfaction marchande des besoins et au travail et de les faire dialoguer avec certains apprentissages issus de ce cours.
Les EÉS sont des incubateurs de pratiques démocratiques
Les EÉS sont sous contrôle démocratique de leurs membres ; ce principe est inscrit dans la Loi sur l’économie sociale et lui confère des spécificités de gestion par rapport aux entreprises capitalistes. Cette spécificité a contribué à développer un ensemble de principes, de pratiques et d’organes propres à l’économie sociale qui régissent non seulement les modalités de coordination, d’interaction et de répartition des pouvoirs entre les acteurs d’une EÉS, mais également ses relations avec son environnement et sa communauté. Sous un angle gestionnaire, la gouvernance démocratique assure la cohérence entre les actions de l’organisation et ses objectifs. Sous un angle éthique, elle constitue un moyen de protéger et de respecter les intérêts des principales parties prenantes (Rijpens, 2015).
Au-delà de ces effets connus, j’aimerais insister sur un point : décider ensemble n’est pas inné. Nous vivons dans une société qui nous a éduqué dès l’enfance à obéir à des figures d’autorité, tant au niveau de la famille, de l’école que des milieux de travail. Rares sont les individus qui ont été socialisés à des formes de participation démocratique qui ne se limitent pas à voter ou à déléguer le pouvoir à des représentants, en prenant activement part à des processus décisionnels et à l’élaboration des projets collectifs (Zask, 2011). Contribuer à la gouvernance démocratique d’une EÉS, c’est aussi participer à un processus éducatif ; l’engagement dans une entreprise commune permet d’apprendre à coopérer, débattre et résoudre des problèmes collectifs. Cela a comme effet de développer des compétences et des capacités d’agir sur nos conditions et nos milieux de vie (TIESS).
Le fait que les EÉS aient une gouvernance démocratique n’implique pas qu’elles contribuent d’emblée aux transformations de nos pratiques démocratiques aspirées par les acteurs de la TSÉ. Par contre, apprendre à délibérer et à décider ensemble est essentiel dans une perspective de transition, car c’est ce qui contribue à « rendre désirables ou du moins acceptables les transformations profondes induites par un changement de paradigme » (Guay-Boutet et al., 2021, p. 42).
Les EÉS sont des remparts face à la surconsommation et la surproduction
Toujours selon la Loi sur l’économie sociale, un des principes fondamentaux de l’EÉS est qu’elle a pour but de répondre aux besoins de ses membres ou de la collectivité. L’entreprise économique est donc au service d’une finalité sociale et non au service d’un rendement financier pour ses investisseurs. Dans le cas spécifique des coopératives d’usagers, le fait que les membres soient à la fois propriétaires et usagers des services offerts renforce l’importance de concevoir des biens et des services pour répondre à leurs besoins réels. La viabilité économique de l’EÉS est d’ailleurs reliée à l’importance et à la stabilité des besoins à satisfaire auprès des membres (Desforges et al., 1979). Contrairement aux entreprises privés capitalistes, les stratégies économiques déployées par les EÉS évitent donc de générer une demande artificielle.
Cette spécificité a comme effet que l’entreprise vise à produire des biens et des services qui répondent à des vrais besoins, plutôt que de participer à en générer de nouveaux pour développer des profits, ce qui peut agir comme un rempart à la surconsommation et la surproduction. C’est également ce rôle de propriétaire-usager qui permet aux EÉS de développer de activités dans des niches et des milieux jugés moins rentables ou moins lucratifs par le privé, ce qui permet de maintenir l’accessibilité de ces services et ainsi accroître la qualité de vie des collectivités où elles sont implantées (TIESS).
Toutefois, bien que le fait que les EÉS visent à répondre aux besoins de leurs membres et de la collectivité a un effet bénéfique, ce n’est pas non plus suffisant à lui seul pour contribuer à la transformation de nos modes de nos modes de productions et de consommation. Aux finalités économiques et sociales (comme la création d’emplois, une offre de services répondant à un besoin social ou l’insertion sociale) doivent s’ajouter une mission environnementale (comme la protection de la biodiversité ou la lutte aux changements climatiques) ou une offre de produits et services qui contribuent à ramener les impacts des activités humaines à l’intérieur des limites planétaires si elles aspirent à contribuer à la TSÉ (Guay-Boutet et al., 2021, p. 42).
Les EÉS peuvent modifier de notre rapport au travail
Le fait que les EÉS soient des groupements de personnes (et non de capitaux) qui ont pour but de répondre aux besoins de leurs membres est tout aussi important dans le cas des coopératives de travailleurs qui visent à fournir du travail à leurs membres et leur permettre de s’impliquer dans la gestion et le développement de l’entreprise (Chantier de l’économie sociale, 2021). Chaque membre travailleur d’une coopérative a la possibilité de participer activement au co-développement des processus de production, des outils et des pratiques de management, ce qui a un effet potentiel sur le développement du pouvoir d’agir des individus et des groupes. C’est d’ailleurs sur cette dimension émancipatrice du travail qu’insiste Stéphane Veyer dans sa réflexion critique sur le management lorsqu’il invite à reconsidérer le rapport des EÉS à ce qu’elle produit :
« l’étymologie nous éclaire, en distinguant la collaboration (où l’on partage du labor, en travaillant en commun) de la coopération (où l’on partage une opus, en faisant œuvre commune). La coopération va au-delà du labeur et de la simple exécution de tâches; elle incorpore au travail toutes les actions qui forgent une œuvre: coopérer, ce n’est pas simplement « charbonner» ensemble, mais aussi rêver, concevoir, débattre, grandir, s’émanciper, chercher, apprendre, militer, décider (et donc hésiter), transmettre… ensemble ! » (Veyer, 2021)
Par les valeurs et le projet politique qu’elles portent, les EÉS invitent à ne pas considérer le travail comme un simple « labeur » imposé, mais une « œuvre » collective. Cette nuance est loin d’être anodine : elle implique une redéfinition du rôle de l’individu dans l’entreprise. À une époque où la cohésion sociale est de plus en plus fragilisée par l’augmentation des injustices et des inégalités et où les activités humaines menacent la viabilité de nos écosystèmes, redonner du sens au travail devient crucial (Draperi, 2021).
Plusieurs acteurs de la TSÉ insistent sur le fait qu’il soit important de transformer nos modes de vivre ensemble et de se doter de nouveaux récits, c’est-à-dire de nouvelles représentations culturelles et symboliques pour imaginer des modes de vivre ensemble plus justes et plus soutenables qui mettent en lumière « l’articulation entre l’écologie, le social et l’économie ainsi que les dimensions éthiques et politiques impliquées dans les solutions proposées aux problèmes environnementaux » (Guay-Boutet et al., 2021, p. 29). Dans une perspective pragmatiste, les EÉS comme les coopératives de travailleurs ont le potentiel d’offrir un environnement où les membres peuvent apprendre les uns des autres à travers des pratiques réflexives et collectives qui favorisent une appropriation des savoirs par les travailleurs eux-mêmes, en brisant les divisions classiques entre les personnes qui savent et celles qui exécutent. Ce potentiel éducatif ne se limite pas à des savoirs techniques, mais englobe des compétences philosophiques, politiques et juridiques nécessaires pour aspirer transformer notre représentation symbolique du travail en invitant à considérer le travail non pas uniquement comme un moyen de subsistance, mais aussi comme un lieu et une activité de transformation sociale et écologique.
Les EÉS doivent mieux naviguer entre fin du monde et fin du mois
Malgré les effets potentiels des EÉS aux transformations structurelles aspirées par les acteurs de la TSÉ, l’économie sociale n’est pas encore parvenue à se positionner comme un acteur-clé dans toutes les dimensions de la TSÉ. Un des défis significatifs qui limite l’action de l’EÉS est la tension entre les objectifs sociaux et écologiques. Les EÉS sont souvent créées pour répondre à des besoins sociaux pressants comme la lutte à la pauvreté, la sécurité alimentaire ou l’amélioration des conditions de vie. Si ces finalités n’ont pas de difficulté à se retrouver dans les visées sociales de la TSÉ, elles peuvent parfois entrer en conflit avec les visées environnementales, en particulier lorsque les ressources disponibles incitent les EÉS à prioriser les urgences sociales au détriment des engagements écologiques dont les effets se font sentir à plus long terme. Ainsi, certaines EÉS peuvent être tentées de privilégier des approches qui favorisent une réponse aux besoins immédiats, au détriment d’initiatives visant à réduire leur empreinte écologique ou à réorienter leurs pratiques vers des modèles plus durables. Ce dilemme reflète une tension plus large entre « la fin du monde » et « la fin du mois », où l’urgence des besoins sociaux peut ralentir les avancées nécessaires vers une transition écologique.
De plus, il est important de nommer l’existence d’une culture du « small is beautiful » au sein de l’écosystème d’économie sociale qui privilégie les structures de petite taille qui limitent leurs capacités à intervenir à grande échelle. Contrairement aux entreprises capitalistes qui disposent d’un écosystème financier qui facilite l’investissement dans des technologies vertes, les EÉS doivent souvent composer avec des contraintes budgétaires et structurelles importantes (elles ne peuvent redistribuer de profits à des investisseurs), ce qui limite leur capacité à investir dans des projets pouvant être plus structurants. Cette limitation structurelle peut entraver leur capacité à agir comme levier systémique de transformation socio-écologique. Bien qu’elles puissent démontrer des modèles inspirants et reproductibles, elles peinent souvent à atteindre une échelle suffisante pour avoir un impact global significatif sur les modes de production, de consommation ou les récits dominants.
Conclusion
Les spécificités des EÉS produisent des effets recherchés par les acteurs de la TSÉ. Si toutes les EÉS ne peuvent pas systématiquement se réclamer des initiatives de transition socio-écologique, elles ont déjà plusieurs ingrédients pour y aspirer : le mode de gouvernance qui contribue à l’apprentissage des pratiques démocratiques, la primauté de finalité sociale qui agit comme un rempart à la surconsommation et la surproduction et le projet politique porté par l’économie sociale qui invite à reconsidérer le sens du travail. Ces trois effets ont un point commun : les EÉS peuvent être des laboratoires d’innovations sociales et des lieux d’apprentissage collectif où les individus ont le potentiel de devenir des citoyens actifs et critiques.
La contribution des EÉS à la TSÉ dépend de la prise de conscience du rôle qu’elles peuvent jouer et de leur capacité à élargir leur mission au-delà des dimensions économiques et sociales, en intégrant pleinement des considérations environnementales alignées avec les limites planétaires en apprenant à naviguer au travers la tension entre fin du monde et fin du mois. Si la TSÉ appelle à une transformation structurelle des systèmes économiques, politiques, sociaux et environnementaux, il est important de se rappeler qu’une EÉS seule ne peut pas changer le monde. Comme le mentionnait le TIESS dans son guide sur les stratégies de changement d’échelle (Bellemare, Léonard et Lagacé-Brunet, 2017), les stratégies déployées depuis des décennies pour changer le système permettent aux EÉS d’influencer les normes, les politiques et les visions sociétales. Les EÉS, en travaillant en réseau avec d’autres organismes, en créant des alliances et développant une culture de coopération avec les acteurs publics sont bien placées pour mettre en œuvre le changement systémique aspiré par les acteurs de la TSÉ.
Bibliographie
Bouchard, Marie J. (2006) La gestion des entreprises collectives : Caractéristiques et défis. UQAM. École des sciences de la gestion. Chaire de coopération Guy-Bernier.
Desforges, J.-G., Lévesque, D., & Tremblay, B. (1979). Dynamique de la coopérative : association et entreprise. Gestion, revue internationale de gestion, 4(2)
Rijpens, Julie (2015) « Chapitre 5 – La gouvernance » dans Mertens, Sybille (2015). La gestion des entreprises sociales : Economie et objectifs sociaux dans les entreprises belges, Éditions EdiPro
Zask, Joëlle (2011). Participer : Essai sur les formes démocratiques de la participation, Paris, Éditions Le bord de l’eau